Les rempoissonnements en truites, avant l'ouverture de la pêche à la truite, sont sujets à controverses. Nous avons voulu avoir l'avis d'un spécialiste. Une rencontre avec M. Arnaud RICHARD, ingénieur à l'ONEMA, nous a permis de connaître son sentiment sur la pratique des rempoissonnements.
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AAPPMA : En quoi consiste le rempoissonnement ?

Arnaud Richard : Le rempoissonnement permet de répondre à plusieurs objectifs de gestion piscicole et/ou halieutique.

Dans son utilisation la plus répandue, il consiste à répondre à une attente des pêcheurs dits « grand public ». C’est à dire à garantir des prises en quantité de truites portions (taille supérieure à 23 cm) pendant les quelques semaines suivant l’ouverture durant lesquelles de nombreux pêcheurs se côtoient au bord des cours d’eau. Les poissons utilisés pour ce type de rempoissonnement sont issus de souches d’élevage (non locales) et, pour les truites arc-en-ciel, peuvent être assez bon marché. Après 1 ou 2 ans de pisciculture, ils ne survivent que rarement plus de quelques semaines dans un environnement naturel. Afin d’éviter la dérive génétique des populations, l’espèce Truite arc-en-ciel Onchorynchus mykiss est de plus en plus utilisée. Compte tenu de la très forte demande, les déversements effectués sont surdensitaires ; c’est à dire que les quantités de poissons déversées dépassent largement la capacité d’accueil du milieu. Cependant, du fait de la très forte pression de pêche exercée, la plus grande partie des individus lâchés est capturée dans les premiers jours et le taux de reprise peut approcher 50 %. Ce type de rempoissonnement répond clairement et efficacement à un objectif de gestion halieutique, satisfaisant une demande de pêcheurs.

Mais le rempoissonnement peut représenter également un outil de gestion piscicole, pour la mise en valeur de cours d’eau. En effet, il peut être employé pour relancer une dynamique des populations de poissons dans des cours d’eau réhabilités, au terme des mesures de restauration et dans le seul cas – somme toute assez rare - où une recolonisation naturelle par l’amont ou l’aval s’avère impossible. Les espèces réintroduites ou soutenues (Truite fario Salmo trutta fario, Truite de mer Salmo trutta trutta, Saumon Salmo salar doivent être adaptées aux conditions régionales, l’idéal étant de disposer de souches locales. Les quantités à déverser seront déterminées le plus précisément possible en fonction du potentiel du cours d’eau. Deux méthodes de repeuplement peuvent alors être employées.

La première consiste à introduire des géniteurs de l’espèce recherchée pour que la reproduction naturelle puisse s’effectuer directement dans le cours d’eau. Pour cela, il faut s’assurer que le cours d’eau réponde à l’ensemble des exigences du cycle de vie de l’espèce (reproduction, incubation, croissance, migration). La quantité de poissons déversée sera alors fonction de la capacité de recrutement du milieu, c’est à dire de son potentiel reproductif (surface de frayères).

La deuxième méthode, dite repeuplement de fond, consiste à déverser des alevins de l’espèce voulue, ce qui permet éventuellement de pallier une perturbation des fonctions de reproduction et/ou d’incubation (absence ou dégradation des frayères, etc.). Les quantités déversées seront alors fonction de la capacité d’accueil du milieu, c’est à dire son aptitude à fournir des caches et postes individuels. Mais attention à la confusion des genres : ce n’est pas une opération vraiment efficace sur le plan halieutique, puisque les alevins sont soumis à plusieurs années de forte sélection naturelle avant de parvenir au stade adulte pêchable : 1000 truitelles déversées au printemps ne fournissent ainsi que 5 truites dans les paniers des pêcheurs, 2 ans et demi plus tard.

Ces types de rempoissonnement sont le plus souvent utilisés dans un objectif de gestion patrimoniale, visant à retrouver un niveau de population apte à exploiter les capacités du milieu.

Il apparaît ainsi que les différentes exploitations de l’outil rempoissonnement peuvent présenter des modalités de mise en œuvre divergentes en fonction des contextes piscicoles (fonctionnalités écologiques des cours d’eau) et des objectifs fixés.

Rappelons enfin que les notions de gestion halieutique et de gestion piscicole ne sont pas fondamentalement opposées, bien au contraire. Le gestionnaire doit être en mesure de prendre les dispositions nécessaires afin de concilier la demande des pêcheurs avec les potentialités et les sensibilités des cours d’eau de son territoire d’intervention.


AAPPMA : Compte tenu du fait que les poissons déversés lors des rempoissonnements surdensitaires sont assez rapidement repris ou disparaissent, pourquoi ne pas mettre des truites portions dans tous les ruisseaux à l’ouverture ?

Arnaud Richard : Le repeuplement ne peut être considéré comme une pratique anodine, il est de la responsabilité du gestionnaire d’en prendre conscience et de le mettre en œuvre avec discernement.

Il faut absolument éviter l’inutile et le nuisible. Dans un contexte dégradé, c’est à dire un cours d’eau où les fonctionnalités biologiques du poisson ne peuvent être remplies et où le peuplement piscicole est profondément perturbé voir absent, l’apport massif de truites d’élevage ne provoquera ni nuisance ni impact particulier. Par contre, dans le cas d’un cours d’eau fonctionnel, ce type de déversement risque de provoquer un certain nombre de nuisances : concurrence entre les poissons déversés et le peuplement en place, introduction de maladies, variations génétiques, etc. De plus, une part croissante des pêcheurs (pêcheurs sportifs ou « nature ») est à la recherche de poissons plus authentiques, dit « sauvages ». Il convient donc de réserver une partie des cours d’eau pour ce type de pêche. Dans ce cas, la gestion patrimoniale, ciblée sur l’aptitude du milieu à produire naturellement des poissons, offre la meilleure réponse.

AAPPMA : Qu’est-ce qu’un poisson sauvage ?

Arnaud Richard : Pour certains, le poisson sauvage se caractérise par un comportement (méfiance, territorialité, activité alimentaire,…) et une robe spécifique. Il faut être conscient qu’il s’agit là d’une interprétation du mot « sauvage » selon des critères anatomiques et comportementaux, là où le qualificatif « sauvage » ne devrait s’appliquer qu’à des poissons nés de parents eux-mêmes nés dans la rivière. Dans ce cas, le pêcheur se préoccupe peu de l’origine même du poisson. La truite pourra être issue d’un rempoissonnement qui doit être distingué du poisson « natif » qui est effectivement né et a grandi dans le cours d’eau et qui intègre par sa présence toute la qualité fonctionnelle du milieu.


AAPPMA : Comment intervenir lorsqu’un cours d’eau a subi une pollution ou un assèchement qui a conduit à une grande perturbation du peuplement piscicole ?

 

Arnaud Richard : Il y a plusieurs façons de se comporter face à une telle situation. Mais tout d’abord, il est important de réaliser un diagnostic précis de l’état du milieu : en cas d’altération limitée dans le temps comme une pollution accidentelle, on constate souvent une recolonisation rapide à partir de zones non touchées en amont ou en aval, ou dans des affluents (« la nature ayant horreur du vide »). Evidemment, les conditions de migrations sont ici vraiment déterminantes, la recolonisation spontanée des milieux cloisonnés devenant impossible.

Dans le cas où le peuplement s’avère effectivement durablement dégradé, les solutions à envisager sont variables selon les objectifs du gestionnaire. Dans le cas d’un cours d’eau où la fréquentation par les pêcheurs est importante et donc alimenté régulièrement de manière surdensitaire, le gestionnaire aura tout intérêt à pallier la perturbation par la réalisation d’un déversement de truites d’élevage de manière à obtenir un résultat rapide sur le panier du pêcheur.

S’il s’agit d’un cours d’eau qui présentait une population de truites équilibrée et fonctionnelle, plusieurs points sont à prendre en compte. Dans le cas d’un cours d’eau compris au sein d’un bassin versant salmonicole non cloisonné (caractérisé par un réseau de ruisseaux et rivières à truites ne présentant pas d’obstacles infranchissables), le gestionnaire peut espérer que les géniteurs présents sur les parties non atteintes du bassin versant coloniseront les parties de cours d’eau libérées en période de migration automnale. En l’absence de compétition, les nouvelles générations de truites pourront alors occuper rapidement les niches vides. Ne rien faire est donc aussi efficace, avec l’avantage de préserver la souche locale.

Dans le cas où la recolonisation naturelle s’avère impossible, le gestionnaire sera contraint d’intervenir. Là encore, plusieurs possibilités s’offrent à lui. Où bien il répond à la pression des pêcheurs par un rempoissonnement de type surdensitaire, ce qui présente l’avantage de garnir rapidement le panier de nombreux pêcheurs. Ou bien le gestionnaire envisage le transfert de géniteurs en provenance du bassin versant, préservant la souche locale ce qui compte tenu de l’historique du cours d’eau et de son potentiel peut être à encourager. Mais la vraie gestion durable consisterait à supprimer les obstacles aux migrations pour qu’en cas de nouvel accident, une recolonisation naturelle puisse intervenir. Cette dernière solution aura bien évidemment un coût initial plus important mais on peut espérer une restauration durable du peuplement et la présence de truites pêchables au bout de deux à trois ans, avec une population ensuite dynamisée par ses échanges avec l’aval.


AAPPMA : Quelle est la production de truites pêchables d’un cours d’eau ?

Arnaud Richard : La production d’un cours d’eau dépend de l’état des fonctionnalités du milieu et de la balance entre sa capacité de recrutement en juvéniles et sa capacité d’accueil en adultes. Prenons l’exemple d’un ruisseau similaire au Fumichon (affluent de la Vire en amont de Saint-Lô). Sa longueur avoisine les 7 km, sa largeur est en moyenne de 1,5 m et sa pente est de 11 mètres pour mille mètres. En théorie, la capacité de recrutement d’un tel cours d’eau, riche en zones de frayères à truite, est élevée et correspond à 6 truites adultes pour 100 m² et par an ; sa capacité de recrutement totale peut donc peut être estimée à 600 truites adultes par an. Sa capacité d’accueil théorique n’est par contre que de 3 truites adultes pour 100 m² et par an en raison de sa faible profondeur, ce qui correspond pour l’ensemble du linéaire à environ 300 truites adultes. Ceci signifie que, dans la mesure où les fonctionnalités biologiques ne sont pas perturbées, un ruisseau de ce type ne peut abriter que 300 truites adultes – soit 1 truite tous les 25 mètres.

AAPPMA : Si cet affluent est capable de produire 600 truites par an et qu’il ne peut en accueillir que 300, les pêcheurs peuvent donc en prélever au moins 300 ?

Arnaud Richard : Non, cela n’est pas si simple. En réalité, seules 300 truites seront effectivement présentes sur le cours d’eau lorsque les pêcheurs s’adonneront à leur loisir favori. Les 300 autres auront échappé à la compétition imposée par la petite taille du ruisseau en dévalant vers des plus grands milieux où la capacité d’accueil n’est pas saturée, en plus grande rivière (dans la Vire pour continuer sur l’exemple du Fumichon) ou même jusque vers la mer.

Les prélèvements effectués par les pêcheurs au cours d’une saison pouvant être estimés entre 30% et 50% des truites présentes dans un cours d’eau, on peut évaluer que la quantité de truites effectivement pêchées de ce ruisseau serait comprise entre 100 à 150 truites par an.

En admettant une pression de pêche exercée par une cinquantaine de pêcheur, le ruisseau représenterait donc un potentiel de 2 à 3 truites par pêcheur pour l’ensemble de la saison. Ce à quoi il faudrait aussi rajouter les prises effectuées plus en aval, dans les secteurs de cours d’eau à plus forte capacité de grossissement et alimentés par les truitelles descendues du ruisseau.

AAPPMA : Cela semble bien peu au vue de l’attente des pêcheurs ?

Arnaud Richard : Ce qui montre bien que la demande excède parfois largement les potentialités réelles du milieu. Une réponse adaptée est alors d’augmenter les parcours de pêche, mais en réalité, les déversements surdensitaires ont faussé l’image de la pêche à la truite. Aujourd’hui, beaucoup de pêcheurs considèrent que les cours d’eau peuvent contenir une grande quantité de poisson et acceptent difficilement la bredouille. De plus, les poissons déversés étant « domestiqués » par les élevages intensifs, la pêche à la truite apparaît comme une pêche facile au regard du plus grand nombre.

Arnaud Richard : La gestion patrimoniale ne permet généralement pas de répondre efficacement à la forte demande halieutique du début de saison. Les déversements surdensitaires doivent alors être employés avec discernement. Les gestionnaires doivent être capables d’agir avec justesse et efficacité pour réussir à concilier les attentes des pêcheurs avec les potentialités des cours d’eau de leur territoire. Les rempoissonnements ne se faisant pas sans impact, le choix des interventions devra être mûrement réfléchi et dans la mesure où des actions de restauration peuvent remédier à la perte de fonctionnalités du milieu, celles-ci seront toujours préférables à la difficile compensation de cette perturbation par la mise en place d’un repeuplement.